jeudi 3 avril 2014

Dieu et le monarque absolu

Jacques Rigaud, 1710, Le château de Versailles, cour de la Chapelle au début du XVIIIe siècle
(Jules Hardouin-Mansart pour les plans d'architecture, Charles de la Fosse, Jean Jouvenet, Antoine Coypel, Bon et Louis de Boullogne pour les peintures, Jean de Lapierre et François-Antoine Vassé pour les sculptures intérieures – achevée entre 1708 et 1710)

Circonstances de création et d'usage
En 1682, une chapelle dans le salon d'Hercule avait été édifiée mais s'était révélée trop exiguë. Le grand chantier commence donc en 1689, dirigé par Hardouin-Mansart jusqu'à sa mort en 1708. L'édifice était déjà à l'origine une chapelle, mais palatine, c'est-à-dire publique. Les travaux l'ont donc adaptée à l'usage particulier de la Cour et du roi. Chaque jour, généralement le matin à 10 heures, la Cour s'y réunit pour assister à la messe du roi. Celui-ci et sa famille sont dans la tribune royale. Les dames de Cour occupent les tribunes latérales. Les officiers et le publics sont dans la nef, où le roi ne descend qu'à l'occasion des fêtes religieuses pour communier, des cérémonies comme celle de l'ordre du Saint-Esprit, des baptêmes et des mariages d'Enfants de France.

Une architecture en trois niveaux distincts
On peut distinguer trois niveaux qui composent la chapelle. Le premier étage, au rez-de-chaussée, comprend la nef et un déambulatoire, sur lequel donnent neuf autels secondaires, surmontés de retables peints ou de reliefs de bronze. La nef et le déambulatoire sont séparés par une succession d'arcades en plein cintre, dont une est comblée. L'autel s'y adosse et le maître-autel remplit l'espace de l'arcade. Ce maître-autel est un bas-relief en bronze doré figurant la déploration du Christ mort. Cet or se détache sur ce niveau, essentiellement blanc. Les parois sont revêtues de pierres de liais (carrière de Saint-Leu d'Esserent). Le sol est un pavement de marbre polychrome, les pierres sont réparties de façon géométrique.Le deuxième niveau correspond à la tribune royale. La balustrade est composée de balustres de bronze doré surmontées d'une main courante en marbre. Une double succession de colonnes cannelées surmontées par des chapiteaux aux motifs végétaux ordonnent cet espace et prolongent les piliers d'arcade du niveau inférieur. Les parois sont encore blanches et sculptées. L'orgue est en partie en bronze doré, prolongeant la richesse du maître-autel. Le plafond de la tribune est peint, participant au programme iconographique de la voute. Celle-ci constitue le troisième niveau. La voute est entièrement peinte, partiellement en trompe-l'oeil, prolongeant une architecture imaginaire qui s'ouvre sur les cieux divins. Dix fenêtres créent des ouvertures lumineuses.



Un programme iconographique partagé entre divers artistes
La sculpture, en monochromie blanche, occupe une grande part du programme iconographique intérieur de la chapelle. La réalisation des 183 trophées ecclésiastiques est confiée à Jean de Lapierre et François-Antoine Vassé. Ces trophées ornent les parois, il s'agit de symboles papaux, archiépiscopaux, liturgiques,... Les piliers de la nef représentent chacun un épisode de la Passion. Au rez-de-chaussée seul, il y a 114 trophées en relief. La peinture est dédiées aux parties supérieures, elle n'apparaît comme corps du programme iconographique que sur le plafond de la tribune pour s'épanouir sur la voute. Dans la tribune, il s'agit d'une représentation des apothéoses des douze apôtres, peints par les frères de Boullogne. Dans le cul-de-four de l'abside, Charles de la Fosse peint la Résurrection. La partie centrale de la voute est due à Antoine Coypel, qui y représente les anges portant les attributs de la passion, de chaque côté de Dieu le Père dans Sa gloire. Au dessus de la tribune royale, Jean Jouvenet peint la Pentecôte. La partie centrale et la Pentecôte intègrent toutes deux l'espace pictural dans la chapelle par un prolongement fictif de l'architecture.

Une utilisation de la couleur qui introduit un premier rapport hiérarchique, la couleur comme privilège divin.
Si la couleur est à première vue absente des niveaux inférieurs, elle éclate dans toute sa splendeur sur la voute, qui désigne le séjour divin. Le bleu s'y marie à l'or, qui est dégradé dans les nuances de brun jusqu'au jaune. Le bleu du ciel est ainsi mis en valeur. Mais cette hiérarchie implique aussi le roi qui, par son sacre, est lieutenant de Dieu sur terre, représentant d'ascendance divine. Dans la disposition même du cérémonial de la messe, l'implication du roi dans l'office, ses liens privilégiés avec le divin, sont rendus évidents : immédiatement après le prélat célébrant, le roi était personnellement encensé par le diacre durant l'offertoire de la messe, quand il assiste à l'office depuis la nef, son fauteuil ou prie-dieu est installé directement dans le choeur liturgique, espace sacré réservé aux clercs. « La chapelle de son palais était le sanctuaire privilégié où s'affirmait et se réalisait en même temps son caractère sacré de roi très chrétien. » (Pouvoir et religion à la chapelle royale de Versailles sous Louis XIV, d'A. Maral) Ce lien entre le roi et le divin est particulièrement souligné par l'iconographie. La Pentecôte est peinte au dessus de sa propre tribune, l'architecture fictive, la rambarde derrière laquelle se tiennent des personnages, intègre l'espace royal dans le champ de la représentation, qui inclut une colombe. Le roi se tenait sans doute juste au dessous d'elle, recevant l'Esprit-Saint directement de Dieu sans passer par l'autorité d'un clerc. Au niveau de la tribune, il suffit de lever les yeux pour se sentir en immédiate proximité avec les royaumes célestes. Au rez-de-chaussée, ce ciel de couleurs semble loin. Le commun des mortels, que la pierre blanche environne, doit prêter attention aux reliefs pour entendre les dessins sur la pierre, il lui faut être près de la paroi pour la comprendre. La signification de trophées, dans leur monochromie blanche, lui est donné moins immédiatement que celle transmise par la peinture colorée de la voute, dont il perçoit moins les détails que la famille royale.

La pierre : matériau achrome ? 
La majeure partie de la chapelle n'est pas peinte, mais laisse les pierres apparentes, sans artifice chromatique supplémentaire, comme si la couleur au sens pictural n'était pas admise à proximité des hommes. Pourtant, les pierres de liais et les marbres ont été choisis et importées de loin, leur présence n'est pas due à la nécessité. Le choix de ces pierres est sans doute chromatique. La blancheur des revêtements en pierre de liais n'indique pas une achromie puisqu'elle a été ajoutée à dessein. Outre le fait que la blancheur souligne l'intensité des couleurs de la voute par contraste, le blanc est aussi compris en lui-même comme traduisant une certaine pureté toute religieuse. Cette couleur est toute ecclésiastique, la fourrure d'hermine est réservée aux membres du clergé, elle est affichée sur l'étendard du royaume de Jérusalem, et c'est le choix que fait Jeanne d'Arc pour sa bannière. Mais c'est aussi la couleur traditionnelle du commandement royal. Les drapeaux des Six Vieux Corps de l'armée française ont du blanc. Or, le catholicisme gallican est revendiqué par Louis XIV, en opposition à ce sujet avec Rome. En effet, le blanc peut aussi être compris comme couleur de la monarchie française depuis Henri IV, qui avait adopté le panache blanc pour distinguer les soldats français. Ce blanc prépondérant dans la chapelle est donc double. A la fois rappel de la suprématie monarchique et couleur théologique par excellence, elle purifie les hommes et leur regard montant vers la voute. Cette pureté du blanc fait écho à l'aspect si lisse du marbre au sol. Ce marbre lui-même est polychrome, il est rouge, gris, noir, blanc,... Si l'on considère que la nef était remplie par les courtisans, assis sur les banquettes, le schéma géométrique des pierres pourrait peut-être indiquer une place pour chacun, un ordre à suivre rythmé par les couleurs, comme le plateau d'un jeu dont le roi pourrait s'amuser à partir de la tribune. Mais dans ce décor de pierres de liais, le sol semble aussi être un reflet déformé de la voute, un écho. La structure même du marbre, regardé de près, évoque un infini aussi profond que la voute céleste représentée au-dessus. Quand les courtisans se meuvent sur le marbre, leurs vêtements chatoyants flottants en tous sens, il est sans doute possible de voir en eux un reflet dégradé des êtres divins de la voute.


Une couleur qui exprime le mystère théologique
Si la couleur artificielle peut être comprise comme porteuse de signification, plus accessible pour la famille d'ascendance divine que pour le commun réunit dans la nef, ce qu'elle exprime est sans doute avant tout l'existence du mystère. Sur la voute, le point central, Dieu le Père dans Sa gloire, est un véritable éblouissement. Le jeu de lumière empêche de distinguer les traits divins. Il est tourné vers le bas, un agrandissement permet la lisibilité de son visage, mais de lui émanent des rayons diffus, blanc, jaune, qui donnent une impression d'éblouissement. Certains anges, autours de lui, se cachent le visage ou détournent les yeux pour se protéger de cette lumière. Cette 
même impossibilité de voir se retrouve dans le maître-autel, 
tout en bronze doré, dont la monochromie scintillante ne laisse pas distinguer les formes avec certitude.