dimanche 20 avril 2014

Préault et la justice

Préault La Tuerie, 1834, musée d'Orsay, Paris
Les romantiques n'hésitent pas à affirmer leur caractère d'opposants. Jonathan Ribner, chercheur à l'université de Boston, interprète ainsi le bas-relief La Tuerie d'Auguste Préault, répondant à ceux que Henri de Triqueti avait réalisé en 1833, un an avant que Préault expose son plâtre. Triqueti avait en effet exécuté deux sculptures en bas-relief pour l'actuelle salle Casimir-Perrier du Palais Bourbon : l'une sur les lois protectrices, l'autre sur les lois vengeresses. Or, il est possible d'établir de nombreux parallèles entre ce dernier bas-relief et celui de Préault. 
La Tuerie semble condenser les effets des lois vengeresses : les personnages que répriment les glaives judiciaires chez Triqueti sont repris chez Préault dans un format plus restreint, comme pris dans un espace de douleur. C'est le résultat de la vengeance monstrueuse préconisée par l'Etat que Préault représente. Parmi les personnages réutilisés, les deux femmes à terre à droite des lois vengeresses se voient dotées d'une expression plus aiguë chez Préault, sans compter que l'une d'elle serre un bébé mort contre elle, ajout qui souligne la cruauté des lois. L'usage du bronze noirci chez Préault s'oppose à la blancheur du marbre de Triqueti. Les deux aspects d'une même chose s'affrontent : les répressions sont blanches et pures au nom de la justice, mais sombres et abjectes du point de vue de l'humanité. 
Le titre des oeuvres est également inséré dans les sculptures d'une façon comparable : gravé en lettres majuscules, au centre en haut, celui de Préault est poussé par la tête de la femme, témoin de la compression dont les personnages sont les victimes, mais surtout du peu d'attention accordée à ce mot. TUERIE est caché, estompé, écrit à main levée comme s'il ne fallait pas officiellement en faire usage. Petit, il veut se faire oublier et ne surtout pas titrer l'oeuvre et ce qu'elle désigne. Au contraire LEX est bien visible dans l'oeuvre de Triqueti : ce mot est dans un espace dégagé, bien visible, en grandes lettres d'imprimerie, comme s'il fallait reproduire ce mot justificatif à l'infini. 
Ce pourrait donc bien être contre les prétentions d'une monarchie restaurée et jugée oppressive que Préault dénonce l'abus d'un terme législatif.
H. de Triqueti, Lois Vengeresses, 1833-34, salle Casimir Perrier, Palais Bourbon, Paris


jeudi 3 avril 2014

Dieu et le monarque absolu

Jacques Rigaud, 1710, Le château de Versailles, cour de la Chapelle au début du XVIIIe siècle
(Jules Hardouin-Mansart pour les plans d'architecture, Charles de la Fosse, Jean Jouvenet, Antoine Coypel, Bon et Louis de Boullogne pour les peintures, Jean de Lapierre et François-Antoine Vassé pour les sculptures intérieures – achevée entre 1708 et 1710)

Circonstances de création et d'usage
En 1682, une chapelle dans le salon d'Hercule avait été édifiée mais s'était révélée trop exiguë. Le grand chantier commence donc en 1689, dirigé par Hardouin-Mansart jusqu'à sa mort en 1708. L'édifice était déjà à l'origine une chapelle, mais palatine, c'est-à-dire publique. Les travaux l'ont donc adaptée à l'usage particulier de la Cour et du roi. Chaque jour, généralement le matin à 10 heures, la Cour s'y réunit pour assister à la messe du roi. Celui-ci et sa famille sont dans la tribune royale. Les dames de Cour occupent les tribunes latérales. Les officiers et le publics sont dans la nef, où le roi ne descend qu'à l'occasion des fêtes religieuses pour communier, des cérémonies comme celle de l'ordre du Saint-Esprit, des baptêmes et des mariages d'Enfants de France.

Une architecture en trois niveaux distincts
On peut distinguer trois niveaux qui composent la chapelle. Le premier étage, au rez-de-chaussée, comprend la nef et un déambulatoire, sur lequel donnent neuf autels secondaires, surmontés de retables peints ou de reliefs de bronze. La nef et le déambulatoire sont séparés par une succession d'arcades en plein cintre, dont une est comblée. L'autel s'y adosse et le maître-autel remplit l'espace de l'arcade. Ce maître-autel est un bas-relief en bronze doré figurant la déploration du Christ mort. Cet or se détache sur ce niveau, essentiellement blanc. Les parois sont revêtues de pierres de liais (carrière de Saint-Leu d'Esserent). Le sol est un pavement de marbre polychrome, les pierres sont réparties de façon géométrique.Le deuxième niveau correspond à la tribune royale. La balustrade est composée de balustres de bronze doré surmontées d'une main courante en marbre. Une double succession de colonnes cannelées surmontées par des chapiteaux aux motifs végétaux ordonnent cet espace et prolongent les piliers d'arcade du niveau inférieur. Les parois sont encore blanches et sculptées. L'orgue est en partie en bronze doré, prolongeant la richesse du maître-autel. Le plafond de la tribune est peint, participant au programme iconographique de la voute. Celle-ci constitue le troisième niveau. La voute est entièrement peinte, partiellement en trompe-l'oeil, prolongeant une architecture imaginaire qui s'ouvre sur les cieux divins. Dix fenêtres créent des ouvertures lumineuses.



Un programme iconographique partagé entre divers artistes
La sculpture, en monochromie blanche, occupe une grande part du programme iconographique intérieur de la chapelle. La réalisation des 183 trophées ecclésiastiques est confiée à Jean de Lapierre et François-Antoine Vassé. Ces trophées ornent les parois, il s'agit de symboles papaux, archiépiscopaux, liturgiques,... Les piliers de la nef représentent chacun un épisode de la Passion. Au rez-de-chaussée seul, il y a 114 trophées en relief. La peinture est dédiées aux parties supérieures, elle n'apparaît comme corps du programme iconographique que sur le plafond de la tribune pour s'épanouir sur la voute. Dans la tribune, il s'agit d'une représentation des apothéoses des douze apôtres, peints par les frères de Boullogne. Dans le cul-de-four de l'abside, Charles de la Fosse peint la Résurrection. La partie centrale de la voute est due à Antoine Coypel, qui y représente les anges portant les attributs de la passion, de chaque côté de Dieu le Père dans Sa gloire. Au dessus de la tribune royale, Jean Jouvenet peint la Pentecôte. La partie centrale et la Pentecôte intègrent toutes deux l'espace pictural dans la chapelle par un prolongement fictif de l'architecture.

Une utilisation de la couleur qui introduit un premier rapport hiérarchique, la couleur comme privilège divin.
Si la couleur est à première vue absente des niveaux inférieurs, elle éclate dans toute sa splendeur sur la voute, qui désigne le séjour divin. Le bleu s'y marie à l'or, qui est dégradé dans les nuances de brun jusqu'au jaune. Le bleu du ciel est ainsi mis en valeur. Mais cette hiérarchie implique aussi le roi qui, par son sacre, est lieutenant de Dieu sur terre, représentant d'ascendance divine. Dans la disposition même du cérémonial de la messe, l'implication du roi dans l'office, ses liens privilégiés avec le divin, sont rendus évidents : immédiatement après le prélat célébrant, le roi était personnellement encensé par le diacre durant l'offertoire de la messe, quand il assiste à l'office depuis la nef, son fauteuil ou prie-dieu est installé directement dans le choeur liturgique, espace sacré réservé aux clercs. « La chapelle de son palais était le sanctuaire privilégié où s'affirmait et se réalisait en même temps son caractère sacré de roi très chrétien. » (Pouvoir et religion à la chapelle royale de Versailles sous Louis XIV, d'A. Maral) Ce lien entre le roi et le divin est particulièrement souligné par l'iconographie. La Pentecôte est peinte au dessus de sa propre tribune, l'architecture fictive, la rambarde derrière laquelle se tiennent des personnages, intègre l'espace royal dans le champ de la représentation, qui inclut une colombe. Le roi se tenait sans doute juste au dessous d'elle, recevant l'Esprit-Saint directement de Dieu sans passer par l'autorité d'un clerc. Au niveau de la tribune, il suffit de lever les yeux pour se sentir en immédiate proximité avec les royaumes célestes. Au rez-de-chaussée, ce ciel de couleurs semble loin. Le commun des mortels, que la pierre blanche environne, doit prêter attention aux reliefs pour entendre les dessins sur la pierre, il lui faut être près de la paroi pour la comprendre. La signification de trophées, dans leur monochromie blanche, lui est donné moins immédiatement que celle transmise par la peinture colorée de la voute, dont il perçoit moins les détails que la famille royale.

La pierre : matériau achrome ? 
La majeure partie de la chapelle n'est pas peinte, mais laisse les pierres apparentes, sans artifice chromatique supplémentaire, comme si la couleur au sens pictural n'était pas admise à proximité des hommes. Pourtant, les pierres de liais et les marbres ont été choisis et importées de loin, leur présence n'est pas due à la nécessité. Le choix de ces pierres est sans doute chromatique. La blancheur des revêtements en pierre de liais n'indique pas une achromie puisqu'elle a été ajoutée à dessein. Outre le fait que la blancheur souligne l'intensité des couleurs de la voute par contraste, le blanc est aussi compris en lui-même comme traduisant une certaine pureté toute religieuse. Cette couleur est toute ecclésiastique, la fourrure d'hermine est réservée aux membres du clergé, elle est affichée sur l'étendard du royaume de Jérusalem, et c'est le choix que fait Jeanne d'Arc pour sa bannière. Mais c'est aussi la couleur traditionnelle du commandement royal. Les drapeaux des Six Vieux Corps de l'armée française ont du blanc. Or, le catholicisme gallican est revendiqué par Louis XIV, en opposition à ce sujet avec Rome. En effet, le blanc peut aussi être compris comme couleur de la monarchie française depuis Henri IV, qui avait adopté le panache blanc pour distinguer les soldats français. Ce blanc prépondérant dans la chapelle est donc double. A la fois rappel de la suprématie monarchique et couleur théologique par excellence, elle purifie les hommes et leur regard montant vers la voute. Cette pureté du blanc fait écho à l'aspect si lisse du marbre au sol. Ce marbre lui-même est polychrome, il est rouge, gris, noir, blanc,... Si l'on considère que la nef était remplie par les courtisans, assis sur les banquettes, le schéma géométrique des pierres pourrait peut-être indiquer une place pour chacun, un ordre à suivre rythmé par les couleurs, comme le plateau d'un jeu dont le roi pourrait s'amuser à partir de la tribune. Mais dans ce décor de pierres de liais, le sol semble aussi être un reflet déformé de la voute, un écho. La structure même du marbre, regardé de près, évoque un infini aussi profond que la voute céleste représentée au-dessus. Quand les courtisans se meuvent sur le marbre, leurs vêtements chatoyants flottants en tous sens, il est sans doute possible de voir en eux un reflet dégradé des êtres divins de la voute.


Une couleur qui exprime le mystère théologique
Si la couleur artificielle peut être comprise comme porteuse de signification, plus accessible pour la famille d'ascendance divine que pour le commun réunit dans la nef, ce qu'elle exprime est sans doute avant tout l'existence du mystère. Sur la voute, le point central, Dieu le Père dans Sa gloire, est un véritable éblouissement. Le jeu de lumière empêche de distinguer les traits divins. Il est tourné vers le bas, un agrandissement permet la lisibilité de son visage, mais de lui émanent des rayons diffus, blanc, jaune, qui donnent une impression d'éblouissement. Certains anges, autours de lui, se cachent le visage ou détournent les yeux pour se protéger de cette lumière. Cette 
même impossibilité de voir se retrouve dans le maître-autel, 
tout en bronze doré, dont la monochromie scintillante ne laisse pas distinguer les formes avec certitude.

lundi 31 mars 2014

Fu Baoshi, la subversion de l'encre

Fu Baoshi, Yan'an 1964, Pékin

Peintre très attaché à l'idéologie communiste et au Parti, Fu Baoshi réalise de nombreuses œuvres célébrant la grandeur et la particularité chinoise. Ici, il représente un paysage typiquement chinois, son thème de prédilection. Mais il y a des traces anthropomorphiques dans le paysage, comme une construction sur le flanc de la première montagne à droite, ou le petit village dans la vallée à gauche, ou la tour sur la montagne, en haut de la toile. Ce paysage est rattaché à Yan'an, lieu de pèlerinage depuis la Longue Marche de Mao, en 1934. C'est à Yan'an qu'a été fondé un véritable refuge pour les militants communistes, pendant la guerre civile et la seconde guerre mondiale.
Un premier contraste saisissant est celui qui oppose deux couleurs, le noir et le rouge. Les premiers plans sont peints à l'encre noire, c'est-à-dire les feuillages au premier plan, puis les deux montagnes sur la droite, mais aussi les arbres qui s'enfoncent dans la vallée au fond à gauche. L'encre rouge, quant à elle, sert à la troisième montagne et au lointain qui se perd, de moins en moins saturé. Mais comme le noir s'enfonce dans le rouge de la vallée, le rouge se mêle au noir en recouvrant le sommet de la deuxième montagne.
Sous ces deux couleurs, le blanc du support papier est laissé visible, ce qui permet un jeu d'opposition entre l'espace vide et l'espace que remplissent les couleurs. Cette blancheur acquiert cependant une véritable présence, paraissant même se superposer aux encres comme une brume qui cache les couleurs sur les flancs des montagnes et le paysage éloigné avant d'occuper tout le ciel. A ce dialogue entre plein et vide répond celui entre précision et flou. Si les feuillages qui se dressent entre le spectateur et le paysage ont des contours nets et fins, la substance des montagnes est plus délayée. L'encre désigne la surface des choses, leur étendue, tout en étant plus dense ponctuellement.

La remise en question du statut traditionnel de l'encreSi la couleur existe tout au long de l'histoire de l'art chinois, la tradition lettrée a donné à l'encre un statut particulier. Cette pratique, mise en place à l'époque Song, trouve dans l'usage de l'encre de multiples possibilités pour exprimer l'infinie subtilité des tons et la spontanéité de la création méditative. Or, à partir du XIXe siècle, un mouvement artistique général cherche à dépasser les pratiques lettrées traditionnelles pour renouveler la peinture chinoise, ce qui passe notamment par un retour de la couleur. Fu Baoshi utilise ici le rouge de la même façon qu'il utilise le noir, niant tout rapport hiérarchique entre l'encre et la couleur. « Employée en harmonie ou concurremment avec le noir de fumée, la couleur représente une conquête majeure des artistes modernes. » (E. Janicot « La naissance de l'art moderne chinois 1911-1949 ») La couleur rouge, réservée ici à la partie plus lointaine du paysage et à l'horizon, semble être ce à quoi aspire la spectateur, séparé d'elle par les feuilles incisives à l'encre et les deux premières montagnes grises. Pourtant, ces deux couleurs ne semble pas s'opposer, elles s'interpénètrent, le rouge se mêle à l'encre noir délayée en haut de la deuxième montagne, et le noir caractérise les éléments de la vallée entrant dans le paysage rouge du fond.


La couleur et le vide, des rythmes distanciateurs qui s'allient dans l'espace pictural

Le vide interstitiel occupe une grande place dans la peinture traditionnelle chinoise, permettant aux tracés à l'encre de respirer, d'avoir leur rythme propre. Ce vide correspond à la surface du support, laissée vierge, un havre de non-figuration où la pensée dérivée de l'oeuvre même peut s'épanouir. Or, cette œuvre de Fu Baoshi, suivant les inclinations modernes, subvertie cette esthétique du vide. « Il n'est plus le souffle qui anime les traits de pinceau et facilite l'interpénétration des éléments constitutifs du paysage. » (E. Janicot « La naissance de l'art moderne chinois ») En effet, si la surface du papier est visible en de nombreux endroits, elle n'est plus à comprendre comme espace vierge de pensée potentielle reliant les différentes parties de l'oeuvre. Au contraire, ces espaces blancs apparaissent ici imposer un rythme particulier. L'encre de Fu Baoshi est très diluée, étendue, remplie les espaces qui se rejoignent entre eux sans laisser à la méditation la possibilité de se perdre dans des trous de non-figuration. Les espaces blancs représentent une très faible partie de la surface totale de l'oeuvre, appelant plus qu'autre chose à être compris et interprété comme une brume couvrant les choses représentées. Cette couleur du ciel descend sur la terre sous forme de lambeaux évanescents, comme des morceaux de nuages escamotant l'encre à notre vue et descendant dans la vallée le long des montagnes. Cette vision du vide comme brume cachant les couleurs et les formes justifie même l'emploi de tons plus clairs, comme pour les feuilles à gauches, alors qu'ils servent traditionnellement à indiquer le seul éloignement. Ici, ce repère des tons pour distancier est mis à mal. Les feuilles à gauche au premier plan sont aussi diluées que les montagnes du fond. Le rôle d'indicateur de distance semble ici dévolu à la couleur rouge. En effet, le paysage passe progressivement au rouge en s'éloignant du promontoire d'où part le regard du spectateur.

La couleur entre symbole et dynamisation du regard

Fu Baoshi se serait inspiré d'une expérience visuelle personnelle : le spectacle de l'aurore sur Yan'an. Mais le rouge désignant le commencement d'une ère nouvelle s'associe au rouge du communisme et au rouge comme symbole chinois du bonheur. Ces trois dimensions se retrouvent bien dans le mythe fondateur du Parti qu'est Yan'an. L'apport occidental dans la peinture moderne chinoise peut ici être souligné, puisque par opposition à ce rouge tri-symbolique le noir peut être associé à l'obscurantisme impérial et républicain. Dans ce cas, la partie du paysage la plus proche de nous, à l'encre noir, désigne le chemin à parcourir vers le communisme, faisant évidemment écho à la Longue Marche, la traversée d'une Chine obscurcie par des siècles de domination impériale et par un nouveau régime républicain anti-rouges. Yan'an apparaît comme l'objet d'un espoir de régénérescence à l'horizon. Derrière Yan'an, un futur sur lequel plane la mystérieuse brume, mais qui est largement étendu et rouge. En même temps, ce rouge renvoie à un système d'échos. Wu Changshuo est en effet une figure majeur du modernisme artistique chinois, dont la principale caractéristique est d'avoir introduit le rouge comme contrepoint au noir dans la peinture. Cette utilisation du rouge est reprise par de nombreux artistes majeurs, comme Qi Baishi. Cette mise en contact des deux couleurs permet un dialogue visuel fructueux. Ici, si le rouge a tendance à nous sembler plus proche, et le noir plus éloigné, ce qui induit une dialectique entre les deux couleurs. Elles se répondent, s'interpénètrent. Le rouge renverse totalement le statut traditionnel de l'encre noire.

jeudi 6 mars 2014

L'épaisseur de l'oeuvre d'art


Le monde que l'art propose à notre entendement est représenté par l'œuvre, qui concentre la multiplicité et la variété des interprétations mais aussi des émotions. Ces dernières permettent en effet d'assigner telle ou telle signification à l'oeuvre, c'est-à-dire donc de participer à la construction de tel ou tel monde de sens. Selon les significations que le spectateur donne à une œuvre, le monde de sens qu'il partage avec ce support matériel est façonné différemment. Le partage peut alors se comprendre dans le sens d'une association : les spectateurs dans leur ensemble se partagent la tâche de construire le monde donné par l'oeuvre, le monde à la base duquel est l'oeuvre. C'est-à-dire que celle-ci est la fondation matérielle d'un monde de sens, construit par le croisement entre le dialogue de l'oeuvre à l'individualité et l'addition des nombreuses, peut-être innombrables, réactions différentes face à l'oeuvre. C'est la conjugaison, l'association de ces interprétations et ressentis face à l'oeuvre qui donnent sa profondeur et son intégrité au monde de sens engendré par les dialogues d'une œuvre avec ses spectateurs, auditeurs, lecteurs. Par conséquent, il faudrait voir le monde donné par l'oeuvre d'art comme un monde en plusieurs dimensions, quadrillé par les interprétations et les relations de communications oeuvre-spectateur permettant de parvenir à de nouveaux sens enrichissant ce monde.
Par exemple, Jacques Darriulat dans son essai De l'interprétation de l'oeuvre d'art, donne à comprendre les différentes recettes théoriques à disposition pour interpréter, traduire une œuvre. Il y aurait une conjugaison notamment entre deux regards sur l'oeuvre : d'un côté l'herméneutique de l'oeuvre d'art recherche sa signification objective, en s'appuyant notamment sur l'iconographie, la connaissance savante des symboles, et sur l'iconologie, la recherche d'une signification (un message) que porterait l'oeuvre. D'un autre côté, la phénoménologie de l'oeuvre d'art s'attache à « penser que toute la beauté de l'oeuvre est contenue dans l'acte de sa manifestation, dans sa pure présence sensible ».  Une même oeuvre soumise à ces divers regards théoriques s'enrichit déjà de plusieurs couches de sens, proposant à l'entendement une densité que n'aurait pas une oeuvre à l'interprétation univoque.

dimanche 2 mars 2014

Carpeaux et la danse

L'artiste français Jean-Baptiste Carpeaux sculpta ce groupe de danseurs pour la façade de l'Opéra. Il est mis en place avec trois autres sculptures en 1869.
Ce qui eut pour conséquence un scandale immédiat.
Certains pères de famille refusèrent dès lors d'emmener leurs filles à l'Opéra. La sculpture était jugée profondément indécente, correspondant davantage à des lieux peu fréquentables pour la bonne société parisienne.

S'éloignant des conventions académiques, cette oeuvre reflète certaines facettes du romantisme, dont la moindre n'est pas l'excès de vie qui s'en dégage.

Un premier élément apte à gêner la société bien pensante est la nudité des personnages, une nudité affichée et fière. Il ne s'agit pas de corps académiques à contempler simplement, mais de corps qui jouissent d'eux-mêmes. La ronde permet au sculpteur d'envisager toutes les postures, toutes les façons d'exprimer le plaisir du corps en mouvement. Les deux femmes sur le devant montrent à elles deux au spectateur la totalité du corps féminin. Celle de gauche dévoile le buste, cachant son intimité d'une jambe faussement pudique (la pudeur est contredite par le plaisir de la tête rejetée en arrière) participant au mouvement global. Celle de droite montre l'arrière du corps, les jambes pliées soulignent la présence des fesses pour le spectateur en contrebas. D'autant plus que son visage ravi est tourné vers l'extérieur, comme si elle cherchait à jauger de son effet et en riait.

La femme sur la gauche, plus introvertie, ferme la ronde. A ses pieds, un masque de la tragédie fait écho à son visage. Pourtant, il s'agit encore d'une monstration du corps en tant qu'objet de jouissances. Sa pose est alanguie contre la façade, son visage est tourné lui aussi vers les spectateurs en contrebas. Si les deux femmes de devant dansent follement, celle qui se cache pourrait être en train d'exécuter un ballet, comme le mouvement de ses bras l'incite à penser. En même temps, les mains s'égarent son son corps gracieux, son sein repose sur le bras de sa voisine.

A part elle, les autres personnage ont le rire en commun. C'est un deuxième élément de scandale. Non seulement les corps s'affichent, mais ils en rient. L'académisme et la religion interdisent le rire, longtemps considéré comme marque de la folie si ce n'est du malin : "Malheur à ceux qui rient, parce qu'ils pleureront !" (Luc, V, 25)
Or, ces personnages rient allègrement. D'une façon presque inquiétante.


La femme qui se tient dans l'ombre, derrière le danseur central, est particulièrement ambiguë : que traduit véritablement l'expression de son visage ? S'agit-il de joie partagée avec le reste du groupe, ou d'un sourire sournois ? C'est la seule femme habillée, son ventre semble gonflé, son sein droit est dénudé. Est-elle le répondant du Cupidon caché entre les jambes des danseuses ? Après l'amour et la jouissance, la grossesse. Le visage surpris d'une jeune fille derrière le danseur central émerge à peine de l'ombre, au-dessus de l'épaule de la femme.

Boadicée


La reine Boadicée (Boadicea, Boudicca), est un personnage du folklore britannique. Bien qu'elle ait existé, la plupart des informations à son sujet relèvent de la légende. Au premier siècle de notre ère, cette femme de roi, de la tribu Iceni, s'est levée pour combattre les envahisseurs romains. 

Les sources
Le sénateur et chroniqueur Dio Cassius donne un premier portrait de Boadicée : elle serait, comme toutes les femmes galloises, grande, fortement charpentée, avec un air maussade et une longue chevelure rousse. Sa voix est particulièrement décrite comme grave et rude, une voix rauque d'homme, reflet du rôle non-féminin qu'elle cherche à remplir.
L'historien Tacite, contemporain de Boadicée, lui prête une naissance royale dans le comté actuel d'East Anglia. Elle est la mère de deux filles et la femme du roi Prasutagus qui laisse, à sa mort, la moitié de son royaume aux romains et l'autre moitié à ses filles, donc à sa femme régente. Mais le représentant de l'empereur sur place, Catus Decianus, ne se satisfait pas de ce partage et ordonne à ses troupes d'envahir le territoire d'autres nobles britanniques en provoquant le plus de carnages possible afin de briser la fameuse fierté du peuple Iceni. La famille que laisse Prasutagus subit sa part de violence : Boadicée est fouettée en place publique et ses filles sont violées. Les extraits ci-dessous sont tirés du livre IV des Annales de Tacite.
Ses propriétés (à Prasutagus) furent ravagées par les centurions; les soldats pillèrent sa maison, et ses effets furent saisis comme butins de guerre. Sa femme, Boudicca, subit l'humiliation de cruels coups de fouet ; ses filles furent violées, et les plus illustres parmi les Iceni furent forcés de renoncer aux statuts qui leur avait été transmis par des générations d'ancêtres. La région entière était considérée comme un héritage légué aux carnassiers.
Ces brutalités rallient les populations, c'est-à-dire sa propre tribu et d'autres, derrière la reine.
Les tribus voisines, qui n'avaient pas encore appris à ramper sous les fers, se jurèrent, au sein de conseils secrets, de se dresser pour défendre leur liberté.
Vitrail du Colchester Town Hall
Boadicée et son armée de 120 000 hommes parviennent à récupérer Londonium. Alors que le général romain Suetonius prépare sa contre-attaque pour lui reprendre la ville, la reine prononce un de ses trois fameux discours, retranscris par les chroniqueurs. Celui-ci lui est attribué par Tacite :
Boudicca dans son char, avec ses deux filles devant elle, roula dans les rangs. Elle harangua les différentes tribus de cette façon : "Ce n'est pas la première fois que les Britanniques sont menés au combat par une femme. Mais aujourd'hui elle n'est pas venue pour afficher l'orgueil d'une ancienne lignée, pas plus que pour récupérer son royaume et la richesse familiale qui lui a été volée. Elle s'engage sur le champ de bataille, comme la plus petite d'entre elles, pour affirmer la liberté de tous, ainsi que pour venger son corps lacéré par les ignobles coups de fouet et ses deux filles horriblement violées. Pour les Romains orgueilleux et arrogants, rien n'est sacré ; tout peut être profané ; le vieillard endure le fléau, et les vierges sont déflorées. Mais à présent les dieux vengeurs sont proches. Une légion romaine a osé affronter les Britanniques guerriers : ils paieront leur imprudence de leur vie ; ceux qui survivront au carnage d'aujourd'hui seront ceux qui seront restés couchés derrière leurs retranchements, ne pensant à rien sauf à sauver leur vie par une fuite ignoble. En entendant le vacarme alors que nous nous préparons, en entendant les cris de l'armée britannique, les Romains reculent de terreur dès maintenant. Comment se sentiront-ils quand le moment de l'assaut sera venu ? Regardez autour de vous, voyez comme vous êtes nombreux. Regardez le fier étalage de ces esprits guerriers, et pensez aux motifs qui nous font brandir l'épée vengeresse. Ici, nous devons conquérir ou mourir avec honneur. Il n'y a pas d'alternative. Bien qu'étant une femme, ma décision est prise : les hommes, s'ils le préfèrent, peuvent toujours survivre avec la honte et dans l'esclavage."
Boadicée haranguant les Britanniques,
gravure de William Sharp d'après la peinture de John Opie,
1793, National Portrait Gallery

samedi 1 mars 2014

Delacroix et Faust

En 1925, Delacroix voyage à Londres et assiste à une représentation de Faust. D'après sa correspondance, celle-ci l'a beaucoup marquée. Il s'aperçoit des possibilités graphiques qu'offre ce mythe, hautement romantique. Le Mal y acquiert une profondeur particulière. Dès 1828, Sautelet publie une édition française du Faust de Goethe illustrée par 19 lithographies de Delacroix. Voyant celles-ci, l'auteur germanique lui-même exprime son admiration : "Mr Delacroix a surpassé ma propre vision, et les lecteurs trouveront tout ceci bien plus vivant et de meilleure qualité que tout ce qu'ils ont pu imaginer" (Conversation entre Goethe et Eckermann).
Méphistophélès dans l'étude de Faust, Delacroix, 1827-28, Wallace Collection (London)
Cette grande peinture montre le moment crucial : le sujet de la toile est autant l'apparition du démon que le pacte en lui-même. La scène est hautement théâtralisée, comme le souligne la toile rouge sur la droite, véritable rideau. La gestuelle est également très marquée, les visages et les postures sont très expressifs. La main levée de Faust montre sa prétention à contrôler l'être en face de lui, son orgueil devant les pouvoir qu'il croit être désormais les siens. Méphistophélès, quant à lui, a le privilège de la taille et le regarde de haut. Nulle peur sur son visage, ses yeux sont étroits et devraient inspirer la méfiance. Sa main droite est une menace, posée sur le pommeau de l'épée, mais il désigne en même temps une tache blanche sur son sein. Sans doute une page, que Faust doit signer pour que le pacte soit scellé. Le menace est sensible non seulement dans le personnage de Méphistophélès, mais aussi dans l'encombrement hasardeux au-dessus des deux contractants. On a peine à comprendre comment cet entassement peut tenir en équilibre, l'étagère pourrait se rompre à tout moment et écraser le petit Faust, dont le bras levé peut aussi être compris comme une tentative de se protéger. Sur l'étagère, on peut notamment distinguer un crâne, un sablier... Autant de symboles classiques utilisés dans les vanités, et qui répondent au grand miroir encadré d'or derrière Méphistophélès.

Mais si Delacroix utilise ici la couleur, jouant surtout avec le rouge et l'obscurité, ses lithographies représentent les scènes du mythe d'une autre façon.
Première rencontre entre Faust et Marguerite, 1828, Delacroix

La technique de la lithographie permet à Delacroix d'insister sur le dialogue entre lumière et obscurité. Ce qui répond à l'antinomie bien / mal, au coeur d'un mythe comme celui de Faust. Cette image montre ainsi que la tendre Marguerite est principalement en blanc, tandis que Méphistophélès à droite est tout en noir. Faust, quant à lui, n'est que partiellement gagné par le mal. On pourrait penser qu'il ne s'agit que d'un jeu d'ombre. La vierge sculptée étant dans l'obscurité, Méphistophélès est de même obscur parce qu'il serait également dans l'ombre, non touché par le soleil. Cependant, on peut remarquer que son ombre est visible. Il est donc en plein soleil, mais reste ténébreux.


Méphistophélès dans les airs, 1828, Delacroix

vendredi 28 février 2014

La ballade de Lénore

La ballade de Lénore est un long poème allemand écrit par Gottfried August Burger en 1773. C'est Gérard de Nerval qui le traduisit en français en 1830.
Lénore : les morts vont vite !, Ary Scheffer, 1830, Lille
Ce poème raconte l'effroyable histoire de Lénore, une jeune femme dont le fiancé chevalier est parti guerroyer. Elle se languit de son retour.
Lénore se lève au point du jour, elle échappe à de tristes rêves : « Wilhelm, mon époux ! es-tu mort ? es-tu parjure ? Tarderas-tu long-temps encore ? » Le soir même de ses noces il était parti pour la bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avait depuis donné aucune nouvelle de sa santé.
 Quand la guerre est enfin terminée, que les traités de paix sont signés, les combattants regagnent leur foyers. Mais pas Wilhelm. Lénore est folle d'angoisse.
Elle parcourt les rangs dans tous les sens ; partout elle interroge. De tous ceux qui sont revenus, aucun ne peut lui donner de nouvelles de son époux bien aimé. Les voilà déjà loin : alors, arrachant ses cheveux , elle se jette à terre et s’y roule avec délire.
Lénore pleure longuement dans les bras de sa mère, accablant Dieu de ses plaintes jusqu'au parjure.
 — » Oh ! ma mère , qu’est-ce que le bonheur ? Ma mère, qu’est-ce que l’enfer ?….. Le bonheur est avec Wilhelm, et l’enfer sans lui ! Éteins-toi, flambeau de ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres ! Dieu n’a point de pitié…. Oh ! malheureuse que je suis ! » 
La nuit même, un cavalier lui rend visite. Dans son armure, Wilhelm lui revient et propose de l'emmener avec lui. Elle exprime des doutes mais il la presse avec cette fameuse phrase (en gras).
— » Hélas ! comment veux-tu que nous fassions aujourd’hui cent lieues, pour atteindre à notre demeure ? Écoute ! la cloche de minuit vibre encore. — Tiens ! tiens ! comme la lune brille !…. Nous et les morts, nous allons vite ; je gage que je t’y conduirai aujourd’hui même.
 Leur terrible voyage commence par cette strophe :
Oh ! comme à droite, à gauche, s’envolaient à leur passage, les prés, les bois et les campagnes ; comme sous eux les ponts retentissaient ! « — A-t-elle peur, ma mie ? La lune brille….. Hurra ! les morts vont vite. A-t-elle peur des morts ? — Non….. Mais laisse les morts en paix !
Cette strophe, véritable refrain, rend ensuite compte de leur vitesse irréelle en montrant leur environnement qui s'envole et disparaît de plus en plus et s'accorde avec un accroissement de la peur de Lénore, qui continue à ne pas vouloir entendre parler de morts. Ils arrivent d'abord à un endroit hanté de monstres et de morts, auxquels s'adresse Wilhelm. Entre les refrains, le reste de leur chevauchée infernale est ainsi rythmée par les rencontres macabres.
― » Tiens ! tiens ! vois-tu s’agiter, auprès de ces potences, des fantômes aériens, que la lune argente et rend visibles ? Ils dansent autour de la roue. Çà ! coquins, approchez ; qu’on me suive et qu’on danse le bal des noces….. Nous allons au banquet joyeux. »
Ils arrivent enfin à un cimetière, où le chevalier montre son vrai visage.
Ah ! voyez !… au même instant s’opère un effrayant prodige : hou ! hou ! le manteau du cavalier tombe pièce à pièce comme de l’amadou brûlée ; sa tête n’est plus qu’une tête de mort décharnée, et son corps devient un squelette qui tient une faux et un sablier.
Le poème s'achève avec une danse macabre, qui prend au piège la pauvre Lénore. Simplement coupable, au fond, de désespoir.
Et les esprits, à la clarté de la lune, se formèrent en rond autour d’elle, et dansèrent chantant ainsi : « Patience ! patience ! quand la peine brise ton cœur, ne blasphème jamais le Dieu du ciel ! Voici ton corps délivré….. que Dieu fasse grâce à ton âme ! »
La ballade de Lénore, Horace Vernet, 1839, Nantes
 On retrouve dans ce poème l'attrait romantique pour le monde médiéval, mais aussi l'influence de la littérature gothique anglaise. Un monde profondément inquiétant est ici dépeint, un monde où les bases ne sont plus sûres. Le fantastique est le revers du rationalisme des Lumières, les morts s'immiscent dans le réel et la religion a des impacts directs sur le monde des hommes.
Une autre caractéristique romantique de cette ballade est l'empreinte nationaliste. Les personnages portent des noms issus du folklore germanique, enracinant l'histoire dans un passé particularisé que le romantisme oppose à l'universalisme des Lumières. Si le poème est écrit en 1773, ce n'est qu'un an plus tard que Herder publie son ouvrage controversé Une autre philosophie de l'histoire, dans lequel il soutient l'existence d'un "génie national" (Volksgeist) propre à chaque peuple.